14

 

 

 

Blalag, la vieille capitale Lokhar, était à trois jours de Smargash. Après avoir traversé une plaine désolée en proie au vent, les voyageurs trouvèrent refuge dans une auberge crasseuse. Là, ils s’arrangèrent pour qu’on les transportât jusqu’à une bourgade de montagne, Derduk, située au cœur des Infnets. La randonnée fut pénible et elle leur prit près de deux jours. À Derduk, on ne put mettre à leur disposition qu’une baraque délabrée, ce qui souleva les protestations des Lokhars. Mais le tenancier, un vieillard à la langue bien pendue, mit à cuire une grande marmite pleine de venaison et de baies sauvages, ce qui calma les esprits.

À partir de là, la route n’était plus qu’une piste désaffectée. Aux aurores, le petit groupe, à présent maussade, se mit en marche. Pendant toute la journée, ils avancèrent au milieu d’un paysage d’arêtes rocheuses coupées de champs de décombres et d’éboulis. Quand le soleil se coucha, un vent glacé se mit à souffler et ils atteignirent un petit lac sombre au bord duquel ils passèrent la nuit. L’étape du lendemain s’acheva devant un immense ravin et l’expédition perdit une journée pour descendre au fond. Ils campèrent à côté de la rivière Desidea, qui se jetait dans le lac Falas, et leur sommeil fut troublé par des glapissements inquiétants et des cris presque humains dont les rochers répercutaient l’écho.

Au matin, renonçant à gravir la face sud du ravin, ils suivirent la rivière et ne tardèrent pas à trouver une brèche au delà de laquelle se déployait une haute savane. Pendant deux jours encore, les aventuriers continuèrent de s’enfoncer vers le sud. Enfin, ils parvinrent à l’ultime rempart des Infnets. Quand tomba la nuit, des lumières se mirent à scintiller au loin. Et les Lokhars s’écrièrent avec un soulagement mêlé d’appréhension :

— Ao Hidis !

Cette nuit-là, autour du minuscule feu de camp, on parla longuement des Wankh et des Hommes-Wankh. Les Lokhars tenaient unanimement les seconds en horreur.

— Les Hommes-Dirdir eux-mêmes, malgré leur érudition et leur façon de plastronner, ne sont pas aussi jaloux de leurs prérogatives, déclara Jag Jaganig.

Anacho éclata d’un rire dégagé.

— Du point de vue des Hommes-Dirdir, les Hommes-Wankh sont à peine supérieurs à n’importe quelle autre sous-race.

— Il faut cependant reconnaître que ces gredins comprennent les harmoniques Wankh, fit Zarfo. Je suis un homme de ressources et je ne suis pas idiot : pourtant, au bout de vingt-cinq ans, je n’ai réussi à apprendre que les arpèges charabias signifiant « oui », « non », « stop », « en avant », « vrai », « faux », « bon » et « mauvais ». Je dois admettre que l’exploit des Hommes-Wankh mérite un coup de chapeau.

— Allons donc ! grommela Zorofim. Ils sont nés comme ça, voilà tout. Ils entendent les harmoniques dès qu’ils viennent au monde. Ce n’est pas une prouesse extraordinaire.

— N’empêche qu’ils en tirent le meilleur parti, répliqua Belje (et il y avait une nuance d’envie dans sa voix.) Rendez-vous compte ! Ils ne travaillent pas, ils n’ont pas de responsabilités sinon de servir d’intermédiaires entre les Wankh et le monde de Tschaï, et ils vivent dans l’opulence et le confort.

— Moi, je pense à Helsse, fit Reith, visiblement songeur. Un Homme-Wankh servant comme espion… Qu’espérait-il ? Quels étaient les intérêts Wankh qu’il était chargé de protéger au pays de Cath ?

— Il ne s’agit pas d’intérêts. Rappelle-toi que les Hommes-Wankh sont opposés au changement car une modification du statu quo, quelle qu’elle soit, ne pourrait leur être que néfaste. Quand un Lokhar commence à comprendre les harmoniques Wankh, on le met à la porte. Qui sait ce que les Hommes-Wankh redoutent au pays de Cath ?

Sur ce, Zarfo approcha ses mains des flammes pour les réchauffer.

La nuit s’écoula lentement. Quand l’aube pointa, Reith braqua son sondoscope sur Ao Hidis, mais le brouillard le gênait.

Les voyageurs, que la tension et le manque de sommeil rendaient hargneux, se remirent en route en se tenant à couvert autant que faire se pouvait. La cité se révéla peu à peu à leurs yeux. Reith repéra le quai où le Vargaz avait déchargé sa cargaison. Comme cela lui semblait loin ! Il repéra également la route qui, traversant le marché, longeait le spatiodrome, au nord. Du haut de la montagne, la ville paraissait calme et sans vie. Les hautes tours noires des Hommes-Wankh se miraient sombrement dans les eaux. Il y avait cinq astronefs sur l’aire de décollage.

À midi, l’expédition atteignit la crête qui dominait Ao Hidis. Elle était à la verticale du spatiodrome, que Reith examina avec attention à l’aide de son sondoscope. À gauche étaient groupés les ateliers de réparation près desquels on distinguait la carcasse d’un astronef visiblement délabré, entourée d’échafaudages. Ses machines étaient à nu. Une autre nef, en bordure du terrain, n’était, semblait-il, qu’une coque vide et abandonnée. Quant aux trois autres astronefs, il était impossible de se faire une idée de leurs conditions, mais les Lokhars déclarèrent que tous étaient en état de marche.

— C’est une simple affaire de routine, dit Zorofim. Quand un vaisseau est désarmé pour être révisé, on l’installe à proximité des ateliers. Ces trois unités sont, en revanche, dans la zone dite de chargement.

— Donc, il y aurait théoriquement trois astronefs susceptibles de prendre l’air ?

Les Lokhars n’étaient pas aussi catégoriques.

— Parfois, on effectue des réparations mineures sur ceux qui sont dans la zone de chargement, fit remarquer Belje. Il y a, notez-le, un fourgon technique à côté de la rampe d’accès. Il est rempli de pièces et de caisses qui appartiennent sûrement à l’un des trois astronefs de la zone de chargement.

Il s’agissait de deux petites unités commerciales et d’un vaisseau de ligne. Les Lokhars avaient un préjugé favorable envers les deux premières : c’était un matériel qu’ils connaissaient. Reith, au contraire, estimait que la fusée-paquebot conviendrait mieux à ses desseins. Les Lokhars n’étaient pas d’accord. Ce n’était qu’un astronef standard équipé d’une coque spécialisée, affirmèrent Zorofim et Thadzeï. Jag Jaganig et Belje, pour leur part, avaient la conviction qu’il s’agissait d’un modèle nouveau ou de l’extrapolation raffinée d’un modèle classique : dans les deux cas, on serait sûr d’avoir des difficultés.

Le groupe passa le reste de la journée à étudier le terrain, à observer l’activité dont les ateliers étaient le centre et à se faire une idée de la circulation sur la route. Au milieu de l’après-midi, un aérocar noir se posa devant le vaisseau de ligne, apparemment en vue d’une opération de transbordement. Un peu plus tard, des mécaniciens lokhars montèrent à bord avec une caisse de tubes à énergie – signe évident, selon Zarfo, que le décollage était imminent.

Le soleil s’enfonça dans la mer. Les voyageurs se turent, contemplant les astronefs si proches d’eux. Mais la question continuait de se poser : lequel des trois vaisseaux de la zone de chargement leur offrait-il le plus de chances de réussite ? L’unanimité se fit sur les astronefs marchands, à l’exception d’une voix, celle de Jag Jaganig, qui, en définitive, se prononça pour le paquebot.

Les nerfs de Reith étaient maintenant tendus à se rompre. Son sort allait se décider dans les heures à venir et beaucoup trop de paramètres échappaient à son contrôle. Il était curieux que les astronefs fussent si négligemment surveillés. Cela étant dit, qui aurait eu l’idée d’en voler un ? Pareil événement ne s’était probablement pas produit depuis mille ans – à supposer même que Reith ait eu un précurseur !

Le crépuscule tomba. L’expédition entreprit de descendre de la montagne. Des projecteurs éclairaient les magasins, l’atelier de réparation, le dépôt qui se trouvait derrière la zone de chargement. Le reste du terrain demeurait plus ou moins dans l’ombre.

Le groupe parvint au pied de la colline, traversa une zone marécageuse et atteignit l’enceinte du spatiodrome. Reith et ses amis s’immobilisèrent et attendirent quelques minutes, tous leurs sens aux aguets. Les magasins étaient silencieux. Quelques ouvriers travaillaient encore dans l’atelier.

Reith, Zarfo et Thadzeï partirent en reconnaissance. Pliés en deux, ils s’élancèrent au pas de course vers la carcasse de l’astronef abandonné, dans l’ombre de laquelle ils se dissimulèrent.

Des machines vrombissaient dans l’atelier. Dans le dépôt, une voix s’éleva, disant quelque chose d’inintelligible. Ils attendirent dix minutes. Des entrelacs de lumière avaient jailli dans la ville ; quelques reflets jaunes scintillaient dans les tours des Hommes-Wankh, de l’autre côté du port.

Le silence se fit dans l’atelier et les ouvriers en sortirent. Reith, Zarfo et Thadzeï traversèrent le terrain en évitant les endroits éclairés. Arrivés devant les petits vaisseaux marchands, ils s’immobilisèrent de nouveau et tendirent l’oreille. Pas un bruit, pas la moindre sonnerie d’alarme. Zarfo et Thadzeï soulevèrent l’opercule de l’écoutille d’accès et s’introduisirent à l’intérieur du premier vaisseau, tandis que Reith montait la garde, le cœur battant.

Dix interminables minutes s’égrenèrent. De temps à autre, le Terrien percevait des sons furtifs dans la nef et, une ou deux fois, il distingua une lueur fugitive, ce qui ne fit qu’accroître sa nervosité.

Les Lokhars réapparurent enfin.

— Rien à faire ! soupira Zarfo. Il n’y a ni air ni énergie. Essayons l’autre.

Tous trois franchirent précipitamment les bandes d’ombre et de lumière qui les séparaient du second astronef et, comme précédemment, Zarfo et Thadzeï disparurent dans les entrailles de celui-ci tandis que Reith jouait les sentinelles. Les Lokhars émergèrent de la trappe presque immédiatement et Zarfo expliqua d’un air lugubre :

— On est en train de le réparer. C’est d’ici que provenait la caisse de pièces détachées.

Ils examinèrent le vaisseau de ligne.

— Il n’est pas d’un modèle standard, grommela Zarfo. Cependant, peut-être que les instruments et leur agencement nous seront familiers.

— Il faut aller jeter un coup d’œil, dit Reith.

Mais au même instant, une lumière jaillit, et la première pensée de Reith fut qu’ils étaient découverts. Mais le faisceau se braqua sur le vaisseau de ligne et un véhicule surbaissé apparut à l’entrée du terrain. Roulant lentement, il s’approcha du paquebot, devant lequel il s’immobilisa, et un nombre indéterminé de silhouettes sautèrent à terre. L’éclat aveuglant des projecteurs empêchait le Terrien de les distinguer nettement. Elles s’engouffrèrent à l’intérieur du vaisseau d’une curieuse allure, tout à la fois sèche et pesante.

— Ce sont des Wankh, murmura Zarfo. Ils embarquent.

— Ce qui veut dire que le vaisseau est prêt à appareiller, répliqua le Terrien. C’est une chance que nous ne pouvons nous permettre de laisser échapper !

Mais le Lokhar n’était pas chaud :

— S’emparer d’un astronef vide est une chose. Affronter une demi-douzaine de Wankh, voire d’Hommes-Wankh, en est une autre !

— Qu’est-ce qui te fait dire qu’il y a des Hommes-Wankh ?

— Les phares étaient allumés. Les Wankh, eux, émettent des trains de radiations et se guident sur leurs échos.

Il y eut un léger bruit derrière eux. Reith se retourna vivement. Ce n’était que Traz.

— Nous commencions à nous inquiéter : cela fait longtemps que vous êtes partis, fit l’adolescent.

— Retourne là-bas et dis à tout le monde de venir. Si l’occasion s’en présente, nous allons monter à bord du paquebot. C’est le seul astronef en état de marche.

Traz disparut dans les ténèbres. Cinq minutes plus tard, le groupe au grand complet était réuni, tapi dans l’ombre du vaisseau.

Une demi-heure s’écoula. À l’intérieur de l’astronef des formes se déplaçaient que l’on distinguait en ombres chinoises ; les Wankh se livraient à Dieu sait quelles activités dont le sens échappait totalement à la poignée d’hommes angoissés qui attendaient tout en débattant d’une voix basse et rauque de la situation. Fallait-il tenter un coup de main ? Selon toute probabilité, le décollage était imminent. Mais c’eût été agir en téméraires, et on décida, finalement, de s’en tenir à la prudence et de se retirer dans les montagnes jusqu’à ce que se présente une occasion plus propice. Au moment même où le groupe se préparait à faire demi-tour, plusieurs Wankh émergèrent du sas et se dirigèrent de leur démarche chaloupée vers leur véhicule, qui démarra presque aussitôt. La lumière brillait toujours à l’intérieur de l’astronef, mais plus rien n’y bougeait.

— Je vais aller jeter un coup d’œil, déclara Reith.

Il s’élança au pas de course, suivi de ses compagnons. Tous escaladèrent la rampe d’accès, se glissèrent par une écoutille et se retrouvèrent dans le carré désert.

— Tout le monde à son poste ! ordonna Reith. On décolle !

— Si on peut ! grommela Zorofim.

Soudain, Traz poussa un cri d’avertissement. Reith se retourna : un Wankh était entré et les regardait, stupéfait et pas content du tout.

C’était une créature à l’épiderme sombre, un peu plus grande qu’un homme, au torse massif, à la tête réduite. Ses yeux étaient deux lentilles noires qui palpitaient deux fois par seconde. Ses jambes courtaudes s’achevaient par des pieds palmés et elle n’avait ni armes ni instruments apparents. En fait, le Wankh ne portait rien – aucun vêtement, aucun harnachement. D’un organe situé à la base de son crâne fusèrent quatre accords harmonieux dont les échos se prolongeaient et qui, eu égard aux circonstances, laissaient une impression de mesure et de placidité. Avançant d’un pas, Reith désigna un canapé d’un geste impératif. Le Wankh demeura immobile, observant les Lokhars qui s’activaient à vérifier les moteurs, les réserves énergétiques, la soute aux vivres, l’oxygène. Il parut enfin comprendre de quoi il retournait. Il fit un pas en direction du sas de sortie, mais Reith lui barra le chemin et, de nouveau, tendit le doigt vers le siège. Le dominant de toute sa taille, le Wankh le regardait et ses yeux lustrés frémissaient. De nouveau, les harmoniques retentirent. Cette fois, elles étaient plus péremptoires.

Zarfo rentra dans le carré.

— Tout est en ordre de marche, annonça-t-il. Mais, ainsi que je le craignais, il s’agit d’un modèle que nous ne connaissons pas.

— Est-ce qu’on pourra décoller ?

— Il faudra d’abord être sûrs de savoir ce que nous faisons et cela peut prendre plusieurs minutes ou plusieurs heures.

— Dans ce cas, il n’est pas question de rendre la liberté au Wankh.

— C’est ennuyeux, répondit Zarfo.

Brusquement, le Wankh se rua en avant. Reith le repoussa et sortit son pistolet. La créature exhala un son grave auquel Zarfo répondit par une sorte de gazouillis et l’extra-terrestre battit en retraite.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ? s’enquit Reith.

— J’ai juste baragouiné le son signifiant « danger ». Il a l’air d’avoir compris.

— J’aimerais qu’il s’asseye. Ça me rend nerveux de le voir debout.

— Les Wankh ne s’assoient pratiquement jamais, rétorqua Zarfo, qui se mit en devoir de refermer le sas.

L’attente se prolongea. Les appels et les exclamations des Lokhars retentissaient de temps en temps à différents endroits du vaisseau. Reith ordonna à Traz de prendre place dans le dôme d’observation et de surveiller le terrain. Le Wankh, toujours planté sur ses jambes, était impassible ; il ne savait manifestement pas quelle attitude adopter.

Soudain, une trépidation secoua l’astronef. Les lumières vacillèrent, baissèrent, puis reprirent leur éclat. Zarfo fit une nouvelle apparition :

— On a réussi à mettre les machines en marche. Maintenant, si Thadzeï parvient à comprendre le dispositif de commande…

La voix de Traz le coupa :

— La voiture revient ! On vient d’allumer les projecteurs pour éclairer le terrain !

Thadzeï traversa l’habitacle en courant et s’installa devant le pupitre de commande. Il l’examina dans tous les sens tandis que Zarfo, debout à côté de lui, le suppliait de se dépêcher. Reith confia à Anacho le soin de surveiller le prisonnier et alla rejoindre Traz dans le dôme d’observation. La voiture, qui avait ralenti, s’arrêta devant le vaisseau.

Zarfo désignait tantôt un cadran, tantôt un autre sur le tableau de bord. Thadzeï, hochant la tête d’un air dubitatif, donna de la pression. L’astronef vibra, gémit. Soudain, Reith sentit l’accélération. Ça y était ! Il quittait Tschaï !

Thadzeï effectua quelques réglages. Le vaisseau piqua du nez et le Terrien se cramponna à une épontille tandis que le Wankh, perdant l’équilibre, s’affalait sur le canapé, où il resta immobile. Des profondeurs de l’engin montaient les jurons tonitruants des Lokhars.

Reith regagna la passerelle et s’approcha de Thadzeï, qui essayait farouchement toutes les commandes les unes après les autres.

— Existe-t-il un système de pilotage automatique ?

— Il devrait y en avoir un quelque part ! Je n’arrive pas à localiser l’embrayage. Ce ne sont pas des commandes standard.

— Est-ce que tu sais ce que tu fais ?

— Non.

Reith laissa son regard errer sur la face obscure de Tschaï.

— Aussi longtemps qu’on montera et qu’on ne retombera pas, cela ira.

— Si seulement je disposais d’une heure, gémit Thadzeï. Rien que d’une heure ! Je pourrais identifier les circuits.

Jag Jaganig surgit sur ces entrefaites et se mit à protester avec véhémence.

— Je fais de mon mieux, rétorqua Thadzeï.

— C’est encore insuffisant ! Nous allons nous écraser !

— Pas encore, répondit Thadzeï d’une voix hargneuse. Il y a là un levier que je n’ai pas encore essayé.

Il le tira. L’astronef fit une glissade inquiétante et se mit à filer à toute vitesse en direction de l’est. Les Lokhars poussèrent de nouveau des cris d’angoisse. Thadzeï replaça le levier dans sa position première et le vaisseau recouvra un équilibre précaire.

— Je n’ai jamais vu un tableau de commande pareil ! murmura Thadzeï d’une voix tremblante.

Reith colla les yeux au sabord mais il ne vit que les ténèbres.

— Nous sommes à une altitude légèrement inférieure à mille pieds… laissa tomber Zarfo d’une voix calme. Neuf cents pieds…

Thadzeï s’acharnait sur les commandes avec l’énergie du désespoir. Encore un coup, il y eut une secousse et le vaisseau se précipita vers l’est.

— Remonte ! hurla Zarfo. Remonte ! On est en train de tomber !

La descente s’interrompit.

— Bon ! Cette manette doit sûrement commander les répulseurs.

Thadzeï la fit pivoter. Un craquement sinistre, suivi d’une sourde explosion, retentit à l’arrière. Les Lokhars exhalèrent un gémissement funèbre. Zarfo ne quittait pas l’altimètre des yeux.

— Cinq cents pieds… quatre cents… trois cents… deux cents… cent…

Contact : un bruit d’éclaboussures, des oscillations, puis le silence. L’astronef flottait, apparemment entier, sur des eaux inconnues. Le détroit de Parapan ? L’océan Schanizade ? Reith leva les bras au ciel dans un geste fataliste. Il était de nouveau captif de Tschaï.

Il se précipita dans le carré. Le Wankh était debout, telle une statue. Rien ne trahissait les émotions qui l’agitaient – si tant est qu’il éprouvât des émotions.

Le Terrien se rendit dans la salle des machines.

Jag Jaganig et Belje contemplaient d’un air inconsolable un panneau carbonisé.

— Il y a eu une surtension, expliqua le second. Les circuits et les redresseurs ont sûrement fondu.

— Est-ce réparable ?

Belje eut un soupir lugubre.

— Oui… à condition qu’il y ait des outils et des pièces de rechange à bord.

— Et si nous disposons d’assez de temps, ajouta Jag Jaganig.

De retour dans le carré, Reith se laissa tomber sur un canapé et contempla le Wankh d’un air sinistre. Son plan avait presque réussi… presque ! Il était anéanti, ivre de fatigue. Ses compagnons devaient être dans le même état. Rester à l’écart ne servait à rien. Il se leva et rassembla tout son monde. On établit des tours de garde et ceux qui n’étaient pas de faction s’affalèrent sur les canapés pour essayer de dormir un peu.

Az traversait le ciel nocturne, poursuivie par Braz… La nuit, enfin, s’acheva et, quand l’aube pointa, les rescapés constatèrent qu’ils flottaient sur un plan d’eau. Zarfo l’identifia : c’était le lac Falas.

— Et il n’a jamais été plus utile ! s’exclama-t-il.

Reith sortit de l’épave et examina les quatre coins de l’horizon au sondoscope. Au sud, à l’est et à l’ouest se déployait la surface liquide, qui se perdait dans la brume. Au nord, il distinguait une côte basse vers laquelle, précisément, se dirigeait l’astronef, poussé par une petite brise du sud. Le Terrien redescendit à l’intérieur. Les Lokhars avaient soulevé un capot technique et discutaient entre eux des dégâts d’un air déprimé. Leur attitude était suffisamment éloquente : Reith n’éprouva pas le besoin de s’informer davantage.

Dans le carré, Anacho et Traz grignotaient une sorte de boule faite d’une pâte noire entourée d’une croûte blanche qu’ils avaient trouvée dans un placard. Reith en offrit un morceau au Wankh qui ne réagit pas.

Alors, il goûta. Cela rappelait le goût du fromage. Zarfo ne tarda pas à le rejoindre et à confirmer ses appréhensions :

— Il est impossible de réparer l’avarie. Toute une batterie de cristaux a été détruite. Et il n’y a pas de pièces de rechange à bord.

Reith hocha tristement la tête.

— Je m’y attendais.

— Alors, qu’allons-nous faire ?

— Dès que les vents nous auront portés à la côte, nous débarquerons et regagnerons Ao Hidis pour faire une nouvelle tentative.

— Et le Wankh ?

— On lui rendra la liberté. Il n’est pas question de l’assassiner.

— C’est une erreur, protesta Anacho avec entêtement. Il est préférable d’exterminer cette bête puante.

— Il faut que vous sachiez que la principale citadelle Wankh, Ao Khaha, est située sur le lac Falas, reprit Zarfo à l’adresse de Reith. Elle ne doit pas être très loin.

Le Terrien sortit de nouveau de l’épave. Le rivage se trouvait à moins d’un kilomètre. Derrière la première bande de végétation s’étendait un marécage. Aborder ce bourbier ne serait pas pratique du tout, et Reith fut fort aise de constater que le vent avait tourné : à présent, aidé peut-être par des courants paresseux, il poussait l’astronef désemparé vers l’ouest. À travers son sondoscope, il décela dans cette direction une série de promontoires aux hérissements irréguliers.

Un bruit de voix rudes et un martèlement de pas pesants parvinrent à ses oreilles. Le Wankh, suivi d’Anacho et de Traz, émergea du sas. Il regarda fixement Reith pendant une demi-seconde, de ses yeux palpitants, le temps d’enregistrer son image, puis se tourna lentement pour scruter l’horizon. Avant que le Terrien n’eût eu le temps de l’en empêcher – mais aurait-il été capable de l’en empêcher ? – il s’élança de la démarche chaloupée de ses congénères, s’approcha du bord et plongea. Reith eut la vision fugitive de sa sombre carcasse, puis le Wankh disparut dans les profondeurs du lac. Le Terrien eut beau longuement fouiller les flots, le prisonnier ne refit pas surface.

Une heure plus tard, Reith fit un nouveau point. Quand il braqua son sondoscope vers la côte, il constata avec consternation que ce qu’il avait pris pour des rochers escarpés était en réalité les tours de verre noir d’une imposante cité-forteresse Wankh.

En dernier recours, il pointa l’instrument sur les marécages qui s’étendaient au nord. Des touffes d’herbe blanche se dressaient, semblables à des verrues, sur la vase noire des flaques stagnantes. L’idée lui vint de construire un radeau. Il fit le tour de l’astronef et ne trouva rien qui pût lui être utile. Les divans étaient scellés à l’infrastructure et leur rembourrage s’effritait quand on essayait de l’arracher. Il n’y avait pas de canot de sauvetage à bord. Reith remonta à l’air libre, se demandant ce qu’il pourrait bien imaginer. Les Lokhars le rejoignirent, mornes silhouettes empaquetées dans leurs sarraus couleur de blé, et le vent, qui ébouriffait leurs cheveux blancs, révélait des visages noirs aux méplats accusés.

Reith se tourna vers Zarfo :

— Sais-tu quelle est cette ville ?

— Ce doit être Ao Khaha.

— Si on nous capture, quel sera notre sort ?

— La mort.

 

La matinée s’acheva. Vers midi, le soleil à son zénith dissipa la brume qui bouchait l’horizon et les tours d’Ao Khaha apparurent distinctement.

À terre, on décela l’astronef. Une chaloupe prit le large et s’en approcha, tissant derrière elle un blanc sillage d’écume. Reith l’observa au sondoscope. Une douzaine d’Hommes-Wankh qui se ressemblaient étrangement se tenaient sur le pont – minces, pâles comme des cadavres, la mine sévère. Certains avaient même des traits ascétiques.

Fallait-il résister ? Se lancer, peut-être, dans une tentative désespérée pour s’emparer de l’embarcation ? Après avoir réfléchi, le Terrien décida de n’en rien faire car pareille entreprise était à peu près sûrement vouée à l’échec.

Les Hommes-Wankh arraisonnèrent l’épave. Sans prêter attention à Reith, à Traz et à Anacho, ils s’adressèrent aux Lokhars :

— Tout le monde dans la chaloupe. Êtes-vous armés ?

— Non, grommela Zarfo.

— Alors, vite ! (Soudain, ils remarquèrent Anacho.) Qu’est-ce que c’est que celui-là ? Un Homme-Dirdir ? (Et ils poussèrent de petits gloussements de surprise. Vint le tour de Reith qu’ils toisèrent.) Et celui-ci ? Quelle est sa race ? En voilà un équipage hétéroclite !… Allez ! Tout le monde dans la chaloupe !

Les Lokhars s’exécutèrent les premiers, l’échine basse, sachant ce qui les attendait. Reith, Traz et Anacho leur emboîtèrent le pas.

— Maintenant, alignez-vous tous sur le plat-bord. Et promptement ! Le dos tourné !

Et les Hommes-Wankh sortirent leurs armes de poing.

Les Lokhars se mirent en devoir d’obéir. Reith n’avait pas prévu une exécution générale aussi sommaire. Furieux de n’avoir pas commencé par résister, il s’écria :

— Allons-nous les laisser nous liquider froidement ? Défendons-nous, que diable !

Les Hommes-Wankh ordonnèrent sèchement :

— Dépêchez-vous si vous ne voulez pas que ce soit pire ! Tout le monde sur le plat-bord !

Soudain, l’eau se mit à écumer à côté de la chaloupe. Une silhouette sombre fit paresseusement surface et émit quatre harmoniques sonores. Les Hommes-Wankh se raidirent et la déception se peignit sur leurs visages. Ils firent signe aux prisonniers.

— Demi-tour ! Rentrez dans le poste d’équipage.

La chaloupe repartit en direction de la forteresse noire tandis que les Hommes-Wankh discutaient entre eux à voix basse. L’embarcation doubla une estacade et s’amarra magnétiquement à un quai. On fit descendre les captifs à terre et ils franchirent la poterne d’Ao Khaha.

Le Wankh
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